« Aux vacances d’été, j’invitais à Y.. une ou deux copines de fac, des filles « sans préjugés » qui affirmaient « c’est le cœur qui compte ». Car, à la manière de ceux qui veulent prévenir tout regard condescendant sur leur famille, j’annonçais : « Tu sais chez moi c’est « simple ». » Mon père était heureux d’accueillir ces jeunes filles si bien élevées, leur parlait beaucoup, par souci de politesse évitant de laisser tomber la conversation, s’intéressant vivement à tout ce qui concernait mes amies. La composition des repas était source d’inquiétude, « est-ce que « mademoiselle » Geneviève aime les tomates ? » Il se mettait en quatre. Quand la famille d’une de ces amies me recevait, j’étais admise à partager de façon naturelle un mode de vie que ma venue ne changeait pas. À entrer dans leur monde qui ne redoutait aucun regard étranger, et qui m’était ouvert parce que j’avais oublié les manières, les idées et les goûts du mien. En donnant un caractère de fête à ce qui, dans ces milieux, n’était qu’une visite banale, mon père voulait honorer mes amies et passer pour quelqu’un qui a du savoir-vivre. Il révélait surtout une infériorité qu’elles reconnaissaient malgré elles, en disant par exemple, « bonjour monsieur, comme ça va-ti ? »
Un jour, avec un regard fier : « Je ne t’ai jamais fait honte.» »

Annie Ernaux
1983 – « La Place »
2022 – Prix Nobel de Littérature

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1 Comment

  1. Sunny

    10 octobre 2022 at 15h06

    La honte cet état où vous vous sentez « rien ». Vertige incandescent de la peur de l’exclusion, sixième sous-sol du rejet.

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